Déroute ordinaire


La vie reprend après cet encore Noël. Un, puis deux cafés jetés le temps de laisser ses paupières s'alléger, madame est silencieuse.

Place humide, passages entremêlés de piétons, camions, cyclistes, il n'y a qu'elle qui est là à poser doucement son regard sur les statues angéliques de la Trinité. Fulgurance des pensées, et musique lancinante des jets d'eau.

Il va falloir se replonger dans l'habitude, dans quelques minutes. Ce sera si plaisant finalement, retrouver ses lieux, ses gestes, des odeurs, la répétition de ce qui constitue au fond l'une des principales armatures de sa vie. Cette hâte, cette exaltation intime à y retourner, il faut la repousser encore quelques instants...l'ignorer même, pour mieux replonger, enfin.

Il est 10 heures. Elle a déjà payé ses cafés. Elle cherche ses clés et se dirige vers le numéro 13. Le bureau l'attend. En s'asseyant sur son siège, des milliards de pensées l'assaillent, reprennent le devant de la scène. Un stylo, un post-it, « Je vais m'y coller, voyons ce que j'ai à faire ». Son corps se remplit d'un afflux nouveau de vitalité, l'activité cérébrale bat son plein. « Enfin les fêtes sont terminées », pense-t-elle en ouvrant son agenda déstructuré.

Ce qu'il est loin le temps de l'insouciance profonde à laquelle elle s'adonnait sans frein. Pas d'objectif, pas de garde-fous, pas de contraintes, voguer au gré des situations... Ce jour où elle avait rencontré Dean... Basculé dans son univers dément, subitement, et imbibé son regard de la même lueur viscérale. « Allons-y ma belle, le monde est à nous, en piste, est-ce que tu peux conduire et raconter toutes tes pensées en les laissant se bousculer sans censure. Je ne dirai rien. Tu rouleras jusqu'à l'épuisement total du flot. Moi, j'aime quand l'accélérateur nous projette à ce stade, tu verras, on sera déjà à l'autre bout du pays quand tu te réveilleras, rien ne sera déjà plus pareil. »

Elle avait plongé, c'était plus fort qu'elle. Pourquoi résister. Pouvait-elle simplement s'opposer à lui, sa proposition incandescente était son aubaine, son échappatoire, la parenthèse risquée de sa vie. Elle ne savait pas encore si elle la refermerait un jour. « Dean, on n'se connait pas, si on buvait déjà un café. Tu l'aimes comment toi. Avec du lait ou sucré. Et puis conduire c'est pas mon truc. Qu'est-ce qu'on va se faire chier à rouler autant ? J'ai pas d'affaires sur moi. Tu dois bien avoir autre chose à faire que d'écouter des turbulences profondes. Ou bien tu te nourris de ça ? Comme un vampire, et là, je te donne mon sang ? »

Déjà il tremblait d'impatience. Il ne la regardait pas, son regard vacillait d'un lampadaire à une bagnole, du volant à un passant, qu'il détaillait scrupuleusement des pieds à la tête. « Tu démarres ? » Là, déterminée et désemparée, elle tourna la clé. « Je te préviens, je conduis tranquille. » Il ne dit pas un mot et son attitude insolente et détachée engageait à ne plus dévier, ils iraient vers ce cap de l'expérience qui déroute, liés par la démence, avouée pour lui, juste inavouable pour elle. De cette parenthèse, il ne lui resterait qu'un tatouage. Juste un léger tatouage choisi, le long de l'aine. Symbole de cette tendresse passée qui avait fait refleurir sa vie.

Statut quo, absences et rêveries. Ce matin, elle avait doucement imaginé qu'elle replongerait dans sa paperasse en quelques minutes, et qu'elle embrasserait de nouveau ses travaux, entre deux coups de fil de bonne année aux collègues. A son grand désarroi, elle se sent plutôt chuter chaque seconde de manière un peu plus irréversible vers ses abysses intimes. Branle-bas de combat pour s'accrocher à la tâche. Cette foutue tâche qui se décompose en elle, dès qu'elle a une chance de devenir concrète. Qui forme peu à peu un nuage coloré, tournoyant, impalpable, qui se déplace autour d'elle, la ramène dans l'ailleurs.

L'ailleurs ? Une errance, de routes en chemins, en voiture, sans maîtrise de la vitesse, ni point de chute. Et Dean n'est plus à ses côtés. Ça, c'est bon pour les romans, ou les jours à l'imaginaire exacerbé. La voilà seule au volant de son bureau, au téléphone avec les camionneurs qui filent en sens inverse, et qui lui donnent le ton de la prochaine réunion à la station. Heureusement, pas de boss dans ce spot libéré où la réalité a perdu pied, où l'esprit a pris le large pour un univers déconnecté.

Folie douce... Ce matin, en jetant son café, il lui avait pourtant semblé que le pragmatisme serait au menu de sa nouvelle année.


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