Au vallon de la Gouerche


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Faible lueur de l'aube, lumière entre le jour et la nuit. Gigi, les yeux à peine ouverts, jette un premier coup d'œil par la fenêtre en face de son grand lit. Grand calme dans l'enclos. Les presque mille six cents brebis semblent n'avoir pas bougé de la nuit. Encore couchées sur la terre qu'elles ont vivement tassée et piétinée, rien ne donne à imaginer la longue course en montagne qui les attend. Comme tous les jours, les patous ont aboyé quelquefois pendant la nuit... Simple routine ? Les loups sont-ils venus rôder autour de l'enclos ? Gigi imagine leurs regards perçant la pénombre : des petites taches, jaunes et brillantes, se déplaçant, deux par deux, aux alentours du troupeau.

Quelques étirements, déjeuner en paix dans la cabane, Gigi est seule ici et ça lui fait du bien ; elle aime à se réveiller de « bonheur ». Elle commence la journée par un petit déjeuner complet, avec en prime un petit peu de compote de pommes, qu'elle a fait fondre la veille dans une cocotte posée sur le poêle. « Ici, on ne se laisse pas aller ! », confie-t-elle souvent, en rigolant, à ses visiteurs en quête d´authenticité.

Il doit être à peine neuf heures quand elle pointe le nez dehors. L'air est frais. Rex et Ringo, ses deux fidèles chiens de berger, viennent tour à tour lui faire la fête, avant de se recoucher paisiblement au soleil. Gigi, elle, se met au travail ; il lui faut préparer des réserves de bois pour l'an prochain... Elle s'y attèle un peu chaque jour. Elle s'empare de la tronçonneuse, qu'elle manie avec assurance, et le bruit du moteur résonne dans tout le vallon. C'est pourtant une toute autre musique qui lui trotte dans la tête : la chanson de Barbara, qu'elle a commencé à apprendre la veille, à la voix et à la guitare. C'est bien possible que cet air l'accompagne toute la journée, en boucle, sans qu'elle ne puisse faire silence... comme si un locataire nichait quelque part dans un coin de sa tête et y chantait à tue-tête.

Le soleil s'élève doucement, ravivant les couleurs du paysage. Gigi sent la chaleur des rayons se répandre le long de ses bras, puis dans tout son corps, alors qu'elle enchaine les tâches. Elle soigne quelques brebis, nourrit les chiens, prépare son pique-nique et son sac. « Avec ce ciel bien dégagé, se dit-elle à mi-voix, on va pouvoir faire la grande boucle derrière le col de la Gouerche ». Elle enferme enfin les agneaux et ouvre l'enclos. Il est temps d'aller se promener.

Les sons de cloche s'emballent, les brebis sortent en masse, et se bousculent, collées les unes aux autres. Leur façon de bouger, vue de loin, ressemble étrangement à celle des asticots dans la boîte d´un pêcheur. Gigi, sans aucun attendrissement à cette pensée, regarde son troupeau : ce ne sont plus que des taches gris-blanchâtre qui grouillent, des masses de laine qui se frottent et glissent les unes contre les autres. Elle assiste à un véritable ballet, le mouvement fluide des brebis dessinant de larges courbes sur le flanc de montagne où elles se sont engagées. Maintenant, c'est à Ringo de commencer sa journée de travail ! « Passe derrière !», lui crie Gigi, et déjà, il contourne les brebis et les pousse en direction de l'Italie. Rex, moins habile à ce jeu-là, le regarde faire, oreilles dressées, en état d'alerte. Et ça y est ! En route ! Les voilà qui marchent tantôt sur le sentier, tantôt sur les éboulis. En chemin, Gigi se laisse aller à quelques réflexions métaphysiques, qu´elle livre à ses deux acolytes comme à des confidents intimes. Ils suivent le troupeau, doucement... Enfin... Ça n'a plus grand chose d'un troupeau ! Les brebis se sont étalées dans tout le vallon. Certaines ont filé droit au col ; d'autres, en petits groupes, ont investi les pentes à droite, comme à gauche. Deux brebis par-ci, quinze brebis par-là... Et celles-là qui montent un peu trop haut ! « Ringo, monte là-haut ! … Monte là-haut ! … Passe derrière ! … Sto-op ! Sto-op ! », reprend Gigi à gorge déployée.

Les chiens s'arrêtent parfois à l'ombre d'un rocher, s'allongent, et attendent, pendant que Gigi « jumelle » autour d'elle. Il y a le temps... Et il ne s´agit pas de pousser les brebis, bien au contraire ! Elles vont brouter, toute la journée, et se régaler tranquillement de l'herbe tendre de cette estive. Alors, adossée contre un rocher en haut d'une petite butte, d'où elle peut vaguement garder un œil sur les bêtes, Gigi sort son bouquin. Le temps d'un chapitre ou deux, elle plonge dans un tout autre univers : celui des peuples indiens d'Amérique...

En voyage

Le temps suspendu

Les cloches tintent alentour



Au-dessus, au loin

Des rapaces tournoient,

Ailes déployées



Un patou s'éloignant du troupeau

S'offre une échappée



A-t-il trouvé une carcasse

Des os à nettoyer ?

Gigi n'est plus là. Elle n'assiste pas à ce mouvement qui se déploie autour d'elle, et qu'elle connait pourtant si bien. Gagnée par la sérénité du lieu, elle s'est laissée entièrement absorber par sa lecture. Et quand elle se relève pour continuer la route vers le col, la vie des indiens continue à occuper ses pensées, mêlée à la mélodie qui l'habite depuis ce matin.

Il n'est pas plus de onze heure trente quand elle franchit la frontière. Au loin, elle aperçoit les hauts sommets, « les 3000 », déjà enneigés. Devant, d'autres montagnes lui évoquent les paysages des canyons d'Amérique du Nord. Pas de végétation, des flancs gris et bruns, striés et poussiéreux. « Déjà le vingt octobre », pense-t-elle. Va-t-elle se réveiller un matin avec la neige au niveau de la cabane ? Faudra-t-elle qu'elle redescende, rapidement, in extremis, avec les mille six cents brebis glissant sur les cailloux blanchis ? Quelque part, même si elle espère que ça n'arrivera pas, elle aimerait assister à la scène : les chèvres ouvrant la voie dans la neige, et les brebis, derrière, peinant à suivre. Encore une fois, ce ne serait pas de tout repos.

La sonnerie du téléphone sort Gigi de la rêverie. Un couple d'amis qui la rejoint ce week-end prend des nouvelles. Ravie, elle les briefe un peu : « Il fait super beau, mais prenez quand même de quoi bien vous couvrir. Là, je viens de passer deux jours dans le brouillard... C'est pas marrant... L'humidité, ça prend au corps ! » Puis, détaillant pas à pas l'itinéraire qui mène à la cabane des moutons, elle n'oublie pas de les rappeler à leur mission. « Il y a tout ce qu'il faut là-haut. Après, si vous êtes motivés pour ramener quelques denrées... Disons... Improbables... C'est à vous d'voir ! … Ah oui, du champagne, c'est pas mal ! … Euh... Oui, oui... Vous avez qu'à ramener du saumon fumé, tant qu'vous y êtes !» Elle rit de bon cœur. Il faut dire qu'à chaque visite, ce ne sont pas une ou deux petites gourmandises que ses copains lui ramènent, mais des sacs de courses remplis de tout ce qu'on aime à se régaler : croissants, chocolat, raisin, clémentines, cacahuètes, bières, vin, saucisson, fromage... L'abondance : ils n'oublient rien, surtout ils n'oublient pas qu'une fois montés, il ne sera plus question d'aller à la supérette du coin. « Allez, on s'appelle vendredi », conclut-elle. Et sitôt le téléphone raccroché, elle s'engage dans la descente. S'aidant de son bâton, elle surfe à toute allure sur les éboulis. Elle dépasse une caserne militaire, du moins ce qu'il reste de cet ancien poste-frontière datant de la seconde guerre mondiale. Puis elle descend un long moment, avant de remonter sur d'énormes blocs de roches, aux formes rondes, longuement travaillés par le frottement des glaciers. Ces blocs, sur lesquels elle ne peut crapahuter que par temps sec, elle les arpente, jusqu'à trouver sur l'un d'entre eux un petit coin, où s'adosser et pique-niquer. Un point stratégique d'où elle pourra aussi surveiller à coups de jumelles l'étalement de son troupeau.

Rex et Ringo sont déjà couchés sur leurs flancs, inertes, tranquilles. La lumière est intense, un léger vent frais caresse la peau de Gigi. Elle ne parle pas, à ce moment-là, même, ne pense pas. Elle se déchausse, et par gestes automatiques, sort de son sac pique-nique, couteau et gourde. Elle mange, c'est juste bon. Elle mange, adossée et s'imprègne du paysage. Elle en fait partie, comme les brebis, paisible. Elle regarde dans le vague, laisse de côté ses provisions et s'évade. Le temps semble ralenti, extrêmement ralenti. Peut-être est-ce parce qu'il semble qu'il ne peut rien se passer. Ou plutôt parce que ce qui arrive parait tellement anodin : un rapace traverse toute l'étendue du ciel ; une abeille s'agite autour de Gigi, bourdonne à ses oreilles ; un nuage passe et cache quelques instants le soleil, l'obligeant à se couvrir. Dans ce flot d'incidents insignifiants, la découverte inattendue, lors d'une inspection des flancs à la jumelle, de deux ou trois brebis parties trop loin sur des barres rocheuses, pourrait étonnamment devenir un événement remarquable, une véritable affaire d'état pour la bergère au repos. Mais, en proie à la digestion, elle n'est plus du tout sur le qui-vive. Elle entend doucement les cloches au loin, et très fort, résonnant dans tout son corps, les battements réguliers de son cœur. L'image du loup, soudain, se dessine sur l'écran de ses paupières fermées. Son cœur s'emballe, est-il opportun de se laisser aller, ici, à la sieste, alors que des loups vivent juste dans les parages, et qu'elle est seule, vulnérable ? Elle tente de ne plus y penser, mais une nouvelle image vient troubler son repos. Elle revoit cette brebis encore chaude, qu'elle avait trouvée quelques jours auparavant, en sortant de la cabane où elle venait juste de pique-niquer. « C'en est fait de cette sieste! » pense-t-elle, « le sommeil ne r'viendra plus », et le léger assoupissement qui l'avait gagnée se termine par une reprise très consciente de gestes rituels. Elle sort son thermos, boit un thé chaud, puis fait un tour d'horizon du vallon à la jumelle. Elle se lève, se déplace ici et là pour en scruter les moindres recoins. Une fois qu'elle a situé a peu près toutes les brebis, elle prépare mentalement son itinéraire, avant de reprendre la route.

La suite est sportive. La suite est en mouvement. La suite, c'est Gigi qui va au fond du vallon chercher les brebis qui ont été au plus loin, puis qui remonte, petit à petit, faisant moult crochets, zigzags et escalades, aidée par Ringo, exalté. Il court et rassemble les brebis à chaque fois qu'elle l'envoie. «Un vrai professionnel » se dit-t-elle souvent quand elle le voit s'exécuter avec empressement et adresse. Encore faut-il lui donner les bonnes consignes pour qu'il repère les brebis. Tant qu'il ne les a pas vues... C'est difficile... Il faut l'amener, le solliciter, parfois jusqu'à s'égosiller.

Cette reprise rythmée dure, et l'après-midi file : marcher, grimper, descendre, siffler, crier, surveiller à la jumelle. Le gros de la troupe chemine dans la bonne direction. Déjà, plusieurs filets de brebis se forment et se rejoignent sur le sentier qui mène au col. Étrange instinct grégaire. Après l´avoir franchi, les brebis se dispersent de nouveau ici et là, allant et broutant. A leur rythme, pourtant, elles se rapprochent inexorablement de l'enclos. La lumière est de moins en moins vive, la montagne s'obscurcit, et partout, l'ombre gagne du terrain. Gigi redouble d'attention, elle veille à rassembler son troupeau et essaie de laisser le moins possible de brebis derrière elle. Bien souvent, elle les retrouve, le lendemain, les brebis égarées. Mais d'autres fois, malheureusement, il lui arrive de tomber nez à nez sur une carcasse fraîche, enrobée de laine. Un rappel assez cru des lois de la nature, et aussi, du pourquoi elle est là.

En fin de journée, il y a un chemin qu'elle aime à emprunter, bien haut sur le flanc, puis sur la crête. Un chemin, qu'on dit vertigineux, d'où elle peut appréhender les échappées des brebis les plus téméraires du troupeau et les ramener, pour qu'elles finissent leur course avec les autres. Alors elles s'entassent dans l'enclos, s'y précipitent même, dans un joyeux concert de bêlements et de cloches, ininterrompu. Elles prennent place, là, debout, les unes à côté des autres, et bientôt, bougent à peine. Une masse s'est reformée et un grand calme semble envahir l'enclos. Gigi les regarde alors, elles donnent à voir la nuit qui vient, la fin de l'activité du jour, le repos qui s'installe. C'est à ce moment là du soir, que Gigi observe les brebis avec une attention particulière. Elle les détaille les unes indépendamment des autres. Elles se ressemblent. Mais à bien y regarder, elle les reconnait. Par leur taille, la forme de leur tête, leur couleur, la longueur de leur laine. Leur regard. Souvent hagard. Gigi échange avec elles des regards qui durent parfois. Certaines brebis jouent à ce jeu-là et laissent Gigi dubitative. Deux mondes lointains qui s'examinent. Étrange sensation, qui, aussi absurde que cela paraisse, lui donne un sentiment d'éternité.

Le soir, en mangeant une soupe, elle médite et revit ce trouble presque animal qu'elle vient de vivre. En prenant sa guitare, elle s'en inspire encore, jusqu'à ce que la fatigue, intense, envahisse tout son corps et la somme de s'en aller dormir, comme chaque soir, d'un sommeil de plomb.



A bout de souffle

Jusqu'à l'aube



Je me repose

Je cours



Dans la pénombre






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