Un
clin d’œil aux gardiens et aide-gardiens de refuge,
À
cette vie particulière, là-haut
À
ceux qui, se baladant en montagne, ont trouvé refuge,
Aux
curieux qui aiment juste lire.
6h15
de nouveau la sonnerie. Déjà la nuit finie, les jours filent, hier
est déjà passé. Le corps, les yeux engourdis me somment de ne pas
bouger, mais la tension du rythme saisonnier a pris le pas, et les
mouvements se font malgré moi. J'éteins ce foutu portable, et
m’assois pour être sure de ne pas me rendormir. Je suis curieuse
de tâter l'atmosphère du dehors. Brume épaisse? Vue dégagée
sur le laquet et les massifs d'en face ? J'ouvre la tente et
m'attarde quelques secondes. On y voit clair, l'air est humide.
J'enfile vite fait mes chaussures et m'enfonce dans les herbes
marécageuses pour me soulager au pied d'un rocher. Je scrute le
paysage... L'espoir est là, chaque matin, d'apercevoir, là tout
près, un isard. Ou de loin, bien loin, un ours peut-être ?
Rien, c'est désespérant. Mécaniquement, je retourne à la tente
pour réunir quelques affaires, puis mes pieds glissent sur le petit
sentier qui conduit au refuge. Le frais agréable du matin caresse
mon visage et je savoure le calme encore nocturne. La lumière de la
cuisine éclaire faiblement à travers la porte vitrée. Me voici
dans l'arrière-salle, où l'odeur du café et le sifflement du gaz
sous les marmites abondent de présence.
Mes
collègues ?… Au radar, comme moi. Du moins, il me semble.
Bonjour. Bien dormi ? Après quelques échanges, les gestes
automatiques se mettent en route et c’est dans un silence soutenu
que chacun s'affaire à préparer sandwiches et petit déjeuner. On
se paye le luxe d'un premier café, vite avalé, chaud. Combien
va-ton s'en enfiler entre 6h30 et 9h du matin ? Parfois, je me
poste directement à la plonge pendant un bon quart d'heure. Quelque
part, c'est un peu comme continuer la nuit, sous cette fenêtre qui
surplombe l'évier ; pourtant, à chaque minute, le ciel se fait
plus clair, et il devient vital de quitter les nimbes de la nuit pour
s'adresser aux randonneurs sur le qui-vive, sans avoir l'impression
d'être encore en pyjama.
Je pense
soudain aux vaches, absentes ce matin ; plus de regard bovin
arpentant nos cuisines. J'avoue qu'elles ne me manquent pas, ni leurs
bouses tout autour du refuge, ni les cloches qui sonnent au beau
milieu de la nuit, ni leurs conneries... Que dire de cette
« pute de vache » qui s'est offert ma tente l'autre jour
en pleine après-midi ? Pas d'arènes, ni toreros, pourtant,
malheureuse, il semble qu'elle se soit pris les pattes dans les fils
tendus qui tenaient la toile ! Pauvrette, ça a du lui faire un
choc, de tomber à la renverse, là, de tout son poids, alors qu'elle
errait dans une tranquillité bucolique sur un terrain plutôt
facile. Après ce coup-là, chaque nuit, moi j'avais les chocottes,
quand je dormais à la tente en bas et que les cloches se
rapprochaient. C'est qu'elles pèsent les bovines ! Enfin, c’en
est fini, hier le vacher les a emmenées plus bas, près des étangs.
Mais, la vie, parfois, pose de grands dilemmes. Depuis leur départ,
une question me trotte dans la tête : serait-il possible que je
me réconcilie un jour avec ces vaches, ces voluptueuses bêtes, pour
les beaux yeux du charmant vacher, qui, alerte, est passé hier et
reparti aussitôt à mon grand désarroi ? Il est des jours où
Cupidon s'en fout, comme l'a bien dit Brassens, et puisque la
vaisselle est finie, je ne vais pas rêvasser plus longtemps.
Il
faut beurrer les tartines. « Pardon, vous voulez un jeton de
douche ? Voilà, c'est cinq minutes d'eau chaude. Faites
attention à c'que le jeton soit bien sec quand vous l'mettez dans le
boîtier, sinon il peut s'coincer ». Walaï, un café. Coup
d’œil sur le buffet, y a t-il tout ce qu'il faut ? Bonjour
par-ci, bonjour par là. Sorties furtives en terrasse, pour vérifier
que le soleil se lève, et que la météo est bien un phénomène
aléatoire. Les montagnes n'ont pas bougé, les étangs sont à leur
place, et, petit à petit, les randonneurs équipés se font la
malle, nous quittent, nous laissent là à garder le refuge tandis
qu'ils partent fouler les sentiers alentour. Des fois, je les envie
un peu. Des jours comme aujourd'hui, où la lumière est belle, où
crêtes et sommets sont dégagés. Les jours de « mouise »
par contre, je ris intérieurement de les voir prendre la route dans
leurs accoutrements anti-pluie qui ne sont hélas pas
anti-brouillard. Quelques personnes sont encore là, éparpillées
sur la terrasse, dans la salle des p'tit déj, et à l'entrée de la
cuisine pour payer. J'imagine le bordel, aussi, dans les dortoirs ;
nous, on y met les pieds quasiment que quand ils sont vides. Ça doit
être quelque chose là-dedans, surtout après une soirée
cassoulet !
Quand
l'accalmie signe la fin du petit déjeuner des marcheurs, c'est le
notre qui commence. On s'attable, il y a évidemment quelques
retardataires ou coups de fil pour pimenter notre premier repas, mais
bon. Il faut prendre des forces, non ? J'ai une faim de loup,
l'équilibre alimentaire d'en bas a été mis à mal... Le buffet est
gargantuesque, et on peut alterner les plaisirs entre une bonne
tartine au jambon rincé d'une bolée de thé, le classique
tartines-beurre-confiture-café ou le lait-céréales avec ou sans
sucre. Un bon café con leche, douceur exquise à l'espagnole, peut
aussi faire l'affaire…Vaguement, on laisse flotter le temps, il se
dilate avec notre estomac. On sait que la journée va être longue.
Tranquillement on savoure le silence. Puis, on se répartit les
rôles : les uns aux sanitaires, les autres au ménage des
salles et de la cuisine ; puis on se retrouvera aux dortoirs
pour plier ensemble les couvertures.
C’est
un moment particulier, ce temps de ménage, propice à divaguer. Les
randonneurs sont déjà loin, je ne sers plus ni n’accueille. Par
gestes répétitifs, je nettoie, je range, en lorgnant par quelque
fenêtre l’atmosphère qui règne sur les barres rocheuses, en
guettant l'oiseau rare, l'insolite qui pourrait aujourd'hui pimenter
cette banale journée. Je rêve de m'allonger, que dis-je, de me
vautrer définitivement en travers de tous ces matelas et
couvertures. Dormir, me reposer, ne rien faire, être randonneuse
qui, au beau milieu d'un long périple en montagne, fait étape au
refuge pour se délasser toute une journée. Si confortable un
matelas pour l'aventurière qui s'en passe pour voyager léger.
L'histoire
de saison est tout autre, et c'est à quatre mains que l'on termine
de plier les couvertures tout en bavardant dans les derniers
dortoirs. Mais qu'a-t-on au juste à se raconter quand on est
ensemble tous les jours et que les jours se ressemblent, que l'on a
vécu à peu de choses près les mêmes événements et vus les mêmes
personnes dans notre huis clos de montagne ? Soit. On se
surprend à parler de tout et rien, des « passengers »
qui ont fait escale, des petites choses de la vie. Aussi
s’entremêlent ici nos histoires d'ailleurs ou d'avant, celles de
la vallée, celles de l'à-venir qui ne sont pas encore écrites.
Pendant ce temps que nous rions aussi de fatigue, ou craquons
subitement pour un concours débile de sauts « intercouchettes »
acrobatiques.
En
apothéose du ménage, on range la salle des chaussures. On l'aère
allègrement, avant de constater le désastre dans l'étagère à
sabots, où 36 et 45 se côtoient en monticules dépareillés. On
fait aussi quelques trouvailles, plus ou moins à notre goût :
des chaussettes pourries, un sac de déchets, une serviette de bain
humide, de vielles sandales, une superbe parka, un bonnet de laine,
ou encore un bâton de marche esseulé. Bref, il y a du taf, mais il
faut le dire, l'unique motivation, c'est le café juste après. Cette
pause particulière où la terrasse est encore calme, parfois vide.
Où derrière nos lunettes de soleil, on s'installe un court moment
sur les bancs de bois et on contemple. Personne ne sait à quel point
nos yeux sont fermés, et la mer de nuages au loin bouge avec une
lenteur qui rassure. La chaleur se fait doucement sentir même s'il
est hors de question de lâcher la doudoune… A manches courtes,
quand même. Au bout d'un moment, on se regarde, sans rien dire. Qui
aujourd'hui se lèvera en premier ? Il entraînera de toute
façon les autres dans son sillage.
Il
y a de quoi faire, déjà les premiers randonneurs arrivent… Les
commandes se multiplient, cafés et boissons, mais pas encore,
heureusement, de pique-nique ni de plat du jour! En même temps, on
commence à organiser l'accueil des groupes et préparer le repas du
soir. On découpe les légumes pour la soupe, on lance les tartes, on
pèle l'ail et les oignons pour la nouvelle recette de viande à la
provençale qu'on a envie de tester. Bref, on reprend du poil de la
bête. A chaque préparation, on essaie de gagner un peu en
expérience. Comme on sait que, bon gré mal gré, les randonneurs
seront les cobayes de nos habiletés culinaires, on met du cœur à
l'ouvrage, avec chacun sa façon de cuisiner. L'un suit la recette et
mesure à chaque fois ; l'autre y va « au pif » ;
un autre encore, qui a les recettes bien en main, s'est pris au jeu
de changer chaque jour juste un ingrédient… pour voir. Nos manies
se dévoilent, donc, fruit d'un insaisissable mélange entre
éducation, tempérament et histoire personnelle. Et avouons-le,
elles sont bien ancrées, nos habitudes qui heurtent l'entendement
des autres. « Cada loco con su tema », me lâche
d'ailleurs un collègue en observant ma façon de préparer les
légumes ; cependant que les odeurs du Bethmale qu'il découpe
se répandent dans la pièce. En tous cas, même si j'oublie souvent
le lait sur le feu, je me régale en cuisinant, surtout quand je dois
goûter à maintes reprises la mousse au chocolat. En parallèle, on
répond au téléphone, souvent entraînés malgré nous sur le
terrain glissant des prévisions météo ; et l'on sait bien que
l'on ne sait pas. « Pleuvra-t-il demain si nous ne le
souhaitons pas ? » finis-je par tenter devant l'entêtement
en bout de ligne, à ne pas saisir le concept d'incertitude.
Vient
le repas de midi. On mange face à la fenêtre, regardant la terrasse
du refuge se remplir. Sportifs stylés, pèlerins aux cheveux
grisonnants, randonneuses aux formes voluptueuses, bande de jeunes en
tenues de hippies, on observe les panoplies variées de la population
estivale qui défile sous nos yeux. Ça nous fait bien marrer,
évidemment, ce spectacle vivant d'altitude. Quand la fin du repas
nous laisse las et lourds, doucement, on rejoint la terrasse pour
essayer de se caler cinq minutes, là où les bancs s'affaissent et
le bois nous accueille. L’œil veille, sans vaciller, et espère
que le énième café noir lui redonnera une lueur vive. La valse des
siestes commence, et les uns après les autres, on quitte les
fourneaux et les passants un instant, le temps d’un ailleurs. Le
corps qui dort ouvre à l'esprit son lot de voyage ; quelquefois
hélas, le rêve nous reconduit aux gestes répétés de la cuisine,
nous renvoyant les images vues et revues du quotidien dont on est un
peu l'automate.
Petit
à petit, le virage dans l’après-midi amène les « pensionnaires »
du soir, et on assiste à un festival d’allers et venues entre
cuisine et dortoirs, tandis que les demandes de douche fusent. « Le
chauffe-eau fonctionne à gaz, et le gaz est héliporté. »,
glisse-t-on en guise de rappel à ceux qui pourraient oublier que le
refuge n’est pas hôtel. Le côté collectif des sanitaires et des
dortoirs, qui rappelle peut-être à certains les « colos »,
froisse quelques randonneurs, autant parmi les non-initiés que les
plus avertis. Le confort des temps modernes doit-il gagner en
altitude ? Qu'en est-il de nos besoins conditionnés par les
habitudes d'en bas en énergie, nos besoins individuels de prises et
de wi-fi, qui font fi des difficultés particulières du terrain
hostile montagnard et éloigné des réseaux ? Dans un contexte
où l'accélération des mode de vie bat des records, les refuges
évoluent au rythme lent des possibles travaux, de politiques qui
acceptent de soutenir le tourisme grandissant. Il faut expérimenter
des réponses de terrain spécifiques en terme de production
d'énergie et de respect de l'environnement. Alors, pendant la haute
saison touristique, les incompréhensions réciproques se heurtent,
et on ne prend que rarement le temps de débattre, faute de
disponibilité et sans doute d'envie. La répétition des
conversations qui se ressemblent érodent bel et bien notre plaisir à
bavarder.
En
fin d'après-midi, la vie bat son plein, l'ambiance s'est installée
dans la « maison »... Les uns jouent aux cartes, à des
jeux de société, entre copains, en famille. D'autres déambulent et
s'émerveillent en visitant les lieux, s'imaginant ce que doit être
pour nous la vie au refuge pendant toute une saison, regardant photos
et objets incongrus qui décorent l'auberge montagnarde. Bientôt les
tournées d'apéros remplacent les chocolats chauds de l'après-midi
nuageuse. Un randonneur solitaire, après avoir longuement étudié
ses itinéraires et demandé quelques conseils, de son bout de
terrasse, scrute à la jumelle on ne sait quoi. Une autre arrive,
euphorique, nue sous son pagne, shampoing sur la tête, un punch de
fou et un accent anglais détonant : « Il me fow un cheton
de douch pou finir de lavé mon tèt' si fou plè ! ».
Rigolade rigolade. Nous, on surfe, on navigue dans ce brouhaha, en
faisant un peu connaissance, vite fait : ce sont de furtives
rencontres, à 2000m.
L'horloge
tourne, et, le repas approchant, on se prépare, c'est un peu le
dénouement de la journée, ce service du soir, ce repas tant attendu
par les randonneurs affamés. Petit stress du métier : est-ce
que tout est prêt, tout le monde est-il arrivé ? Non ? Il
reste un quart d'heure… Et vont-ils arriver, les derniers ? A
l'heure du service ? Est-ce qu'on devra faire un deuxième
service ? Est-ce qu'on réorganise les tables ou on attend ?
Et si on allait jeter un coup d’œil à la jumelle pour voir s'ils
arrivent ? En attendant, on sert vins chauds et apéros en
pagaille, c'est la tempête avant le calme. Ensuite, une fois tout le
monde attablé, les dés sont jetés, et le manège se calme jusqu'au
dessert. Dans la salle, ça se mélange, ça se mélange pas, c’est
selon. Et pendant que les randonneurs se régalent, on oublie un peu
la fatigue qui se fait pesante au fil des jours. Certains soirs, tout
s’enchaîne très vite, et sitôt que l'on entend le cliquetis des
couverts à la fin du repas, la salle se vide, et la nuit s'installe
tandis qu'on finit de ranger tranquillement. D'autres soirs, on peut
dire que la sauce a pris, la bonne humeur est contagieuse, et ça
fait du bien. Non sans mystère, de chaleureux échanges se tissent,
entre blagues ou récits d'aventures. Le temps d'une conversation on
part avec oubli à la rencontre les uns des autres. Des fois, c'est
bien plus plat et la soirée s'étire pourtant ; et, ce
n'est pas que ce n'est pas agréable, mais l'horloge interne sait, au
fond que ce jour recommence demain. Reste à manger, un peu, si
l'appétit y est, à préparer encore quelques petites choses pour le
petit déjeuner du lendemain.
Quand
on est enfin délesté de toute tache, il arrive souvent, que l'on
s'attarde un peu, pour rien et sans rien faire. Seul, avec quelqu'un
ou quelques-uns, aux côtés de la mer de nuages. Le temps suspendu.
Épuisés, on savoure le ciel étoilé entre les cimes. On partage
sans les mots l’étrange sentiment qui nous fait aimer être là.
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