Seule avec les bovins





Un jour du mois d'Août, je profite d'une journée de congé pour aller me balader. Je décide d'aller visiter une vallée voisine du refuge où je travaille. C'est la vallée de la Pez, un peu sauvage, dit-on, très jolie. Après une courte marche, sur un sentier entre petits bois et rochers, je découvre la vallée. A l'entrée, une cabane de pierre signe la présence de la vie pastorale, puis derrière, entre deux flancs abruptes, s'étend une zone de pâturage, sur laquelle se dessine en lacets un petit ruisseau. Au fond, la vallée se referme et plonge dans l'ombre les derniers filets d'herbe grasse coincés entre des éboulis. Au milieu de ce décor, tranquilles, allongées, des vaches se reposent paisiblement. Une trentaine ? Une cinquantaine peut-être ? 

Le calme est intense, la chaleur aussi et l'ambiance sereine. J'entends juste le chuintement du ruisseau, et, par moments, de forts sifflements de marmottes, qui me surprennent et résonnent dans toute la vallée. J'aime cet endroit, la beauté des couleurs, la chaleur de l'été, j'observe les fleurs, nombreuses, les papillons qui virevoltent et m'amuse à gambader dans cet environnement bucolique. Je regarde avec curiosité les murailles qui m'entourent, comme à chaque fois que je me promène en montagne, et découvre leurs reliefs, pics, arrondis, trous, et « rides ». Oui, ces rides profondes, par lesquelles s'écoulent les eaux de la fonte des neiges à la fin du printemps. Je remonte dans le temps, en regardant cette montagne ! Je reviens un instant au temps de sa formation et à sa lente érosion. J'aime à observer sa forme, à la détailler du regard pour capter la particularité de sa découpe et ses moindres recoins, comme si plus tard en fermant les yeux, je la verrais encore, là, telle qu'elle.

Il est temps de visiter cette vallée, que de rester à l'entrée et de la contempler. Je commence avec entrain, je crois, à avancer sur le sentier. Je suis seule. Enfin, avec les vaches. Ou les vaches sont seules avec moi... 
 
Ce qu'elles avaient l'air tranquilles, avant de commencer à se lever, les unes après les autres, jusqu'à être toutes debout, s'avançant dans ma direction !

En quelques secondes, je perds mon enthousiasme naïf. Je regarde le troupeau et me sens désarmée. J'ai l'impression qu'elles me fixent, les braves bêtes ! Pour garder mon sang-froid, j'essaie d'imaginer une trajectoire qui me permette de les contourner, de les éviter, et d'aller tranquillement me balader dans le fond de vallée pendant qu'elles continueront à paître paisiblement. Mais voilà, elles continuent d'avancer, et de par leur nombre, elles occupent plus ou moins tout l'espace en face de moi. Elles avancent doucement, et mon cœur s'accélère. Je les regarde, certaines me regardent... Je suis prise de panique, leur regard est brut ! Je les ai dérangées ? De si loin, en avançant ? S'avancent-elles vers moi ? Pourquoi se sont-elles levées toutes en même temps ? Je ne peux plus avancer, je les sens, hostiles, je sens ma panique comme un trouble communicatif, et tout va crescendo, mes jambes me trahissent, je sursaute à la moindre maladresse de mes pas, j'accélère, je renonce à les contourner, bifurque sans faire demi-tour. Me voilà devant une rivière, je vais traverser pour être de l'autre côté. Il y a un peu de courant, j'aurai de l'eau jusqu'aux genoux. Ah, ça ! Ça ne leur plaira pas, c'est sûr ! Elle ne me suivront pas ! Elles ne traverseront pas cette rivière juste pour me suivre, j'en suis convaincue, et je serai tranquille de l'autre côté. J'enlève mes chaussures et les secondes me paraissent interminables. Vite de l'autre côté. Vite.

Mais voilà. La peur m'envahit, et même si je sais que ma réaction est trop vive et qu'il n'y a plus lieu de s'inquiéter, je ne trouve pas le calme une fois de l'autre côté : je vois toujours les vaches. Et elles continuent à s'avancer doucement dans ma direction … Pourtant j'ai bifurqué !?! Je me demande alors si ma peur panique ne les a pas envahies, imaginant que se joue là une scène absurde dans la vallée. Je n'ai pas le courage de m'arrêter remettre mes chaussures et je file, pieds nus, ridicule, marchant un peu sur l'herbe, un peu sur les caillasses, puis confusément au beau milieu d'une vaste étendue de rhododendrons. Je cherche un point où je serai cachée, hors de leur vue, où je serai absolument certaine qu'elles ne me voient plus. Nous aurons disparu, moi pour elles, elles pour moi, et le trouble panique n'aura plus lieu d'être.

Et en effet - et ouf ! -, quand je suis enfin à l'abri des regards, derrière un rocher, à bonne distance du troupeau, et, ce qui n'est pas un détail, une rivière me séparant de lui, je finis par souffler. Tout ça pour ça, quelle démesure ! Je m'assois, là, hébétée et vaincue. Et petit à petit, je retrouve quelques moyens, au moins celui de remettre mes chaussures... Je sens l'adrénaline qui a envahi mon corps. Je respire, elles sont toujours là, mais je ne les vois plus, ces bêtes massives qui ont mis fin au doux plaisir que j'avais à contempler les beautés géologiques.

Je n'ai plus qu'à trouver un chemin pour retourner à l'entrée de la vallée, et un bon passage pour traverser de nouveau la rivière. Retour à la case départ. Je n'ai plus le cœur à explorer. 
 
Quand même, je prendrai le temps de me reposer au soleil avant de redescendre,…Comme les marmottes que je viens de retrouver aux jumelles... Sur un rocher…Changeant très légèrement de pose, toutes les quelques minutes, …Tranquille.



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